C’est une belle fin d’après-midi de saison sèche, à l’heure où le sable prend une teinte orange très suave, presque rose…
Aucun signe ou indice particulier en arrivant à proximité de la concession où doit se dérouler le rituel de possession : l’inévitable poussière, des lambeaux de sacs en plastique chassés par le vent, un terrain vague d’herbes dures et de crams crams. Par-dessus le mur en banco, on entend seulement le rythme sec et sourd des calebasses, et le bruit d’une foule en mouvement, quelques cris et des sifflements joyeux. La porte d’accès est encombrée de jeunes, de curieux et c’est un va et vient incessant des visiteurs, d’amis et d’initiés, qui entrent et sortent, se congratulent et s’interpellent.
La cour de la concession est en pente légère. Dans la partie la plus plane se trouve un hangar de bois et de nattes de paille, le tanda, où sont installés trois « frappeurs » de calebasses et un joueur de godyé. Les spectateurs sont disposés autour, en arc de cercle, assis par terre ou sur des sièges sommaires en fil de nylon. Des vieux, de jeunes enfants, des mères de famille bavardes, des adolescents perchés sur le mur attendent tranquillement…Quelques femmes âgées apportent aux musiciens un seau d’eau fraîche, accompagné d’un grand pot en plastique bleu pour boire. Des paquets de cigarette sont dispersés tout autour sur les nattes.
Sur l’aire qui fait face au tanda, des hommes et des femmes commencent à danser, tantôt en ligne face aux musiciens, tantôt bondissant deux par deux dans des allers et retours vifs et spectaculaires. L’atmosphère est détendue, à la fête, les spectateurs et les danseurs s’amusent. Les enfants courent dans tous les sens. Le moment est agréable.
Nous sommes conduits auprès d’un vieillard aux yeux couverts d’un léger voile de cataracte. Il observe attentivement ce qui se passe, serre les mains de ceux qui le saluent avec respect, nous fait asseoir à ses côtés. Nous apprendrons plus tard qu’il s’agit de l’homme le plus âgé de l’assemblée. Ce n’est pas le zima, qui se révèlera être un homme grand, habillé d’un costume gris, coiffé d’une toque blanche et brodée, et parlant un peu le français.
D’autres participants vont et viennent, nous font remarquer que nous sommes en retard sur ce qui avait été prévu, mais nous accueillent avec bienveillance…Nous avions prévu d’arriver en début d’après-midi ; celle-ci touche à sa fin et l’enthousiasme initial s’est sans doute atténué progressivement. Peu importe, l’assemblée est bon enfant et heureuse de nous recevoir, les mères ont placé leurs nourrissons éberlués sur les genoux, une motocyclette traverse la cour, et les joueurs de calebasse gardent le rythme en frappant fort avec leurs baguettes et leurs doigts aux bagues retournées…
Les danses se ralentissent. On perçoit une sorte d’hésitation sur ce qui va suivre…Apparent désordre car chacun trace son chemin et installe peu à peu le décor.
Nous demandons à voir les « Holeys ». La question est large : « Comment demande-t-on aux génies de venir ? ». Silence prudent mais le regard du zima montre que la question est comprise…
L’usage est bien établi : quelques billets FCFA circulent, la demande formulée passe de l’un à l’autre, l’assemblée prend connaissance de notre attente et signifie une sorte d’accord tacite, les joueurs de calebasse redoublent de bruit en accélérant la cadence et en frappant fort.
Après un certain temps un homme apporte un petit flacon de parfum au vieillard qui nous a reçus. Ce dernier marmonne quelques phrases incompréhensibles au-dessus du flacon, en respire l’odeur et se lève pour projeter quelques gouttes au centre de l’aire de danse. Lorsqu’il rejoint sa chaise, un cercle d’hommes et de femmes (la plupart sont les danseurs qui s’amusaient lorsque nous sommes arrivés) se met en mouvement, formant un cercle imparfait devant nous, et se mettent à tourner tranquillement dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Pendant ce temps le zima s’accroupit à nos côtés, tenant dans ses mains une petite hache à manche de bois strié de lignes, au tranchant étroit, ornée d’une clochette de fer. Nous reconnaissons l’attribut de Dongo, « génie de la foudre et du tonnerre ». Le simple fait que nous mentionnions Dongo nous assimile aux participants, aux acteurs du rituel.
Le cercle des danseurs/marcheurs poursuit sa ronde.
Un joueur de calebasse (ils sont trois, c’est le joueur du centre qui mène le jeu) accentue encore le rythme, et se met à vociférer en interpellant les acteurs. Nous identifions à nouveau le nom de Dongo. Le zima, tenant la hache dans la main droite, se dresse et se met à agiter la clochette en invectivant à son tour les danseurs, qui tournent inlassablement en levant le bras droit, le poing fermé. A un moment le vieillard rejoint le centre du cercle, s’accroupit. Il dépose une calebasse à col étranglé et nous tourne le dos, mais son attitude nous fait penser qu’il prononce quelques mots au-dessus du sable, là avait été projetées les gouttes de parfum.
Cette situation dure un assez long moment. Jusqu’à croire que l’annonce de la venue des « génies » n’est qu’une forme de politesse destinée à nous satisfaire... Les musiciens ne faiblissent pas. La lumière décline ; le crépuscule est toujours rapide ici… Les incantations se maintiennent sur un rythme soutenu, et sont de plus en plus « hurlées » aux danseurs. Le zima agite sa hache et sa clochette. La cour est encombrée de spectateurs, qui circulent de groupe en groupe et commentent à voix haute. Une certaine tension est perceptible, les spectateurs se resserrent.
A un moment, le porteur de « Dongo » se met déglutir bruyamment, portant sa salive au bord des lèvres, en gouttes épaisses, tout en continuant à harceler les danseurs. Le musicien-crieur redouble d’efforts, le cercle des danseurs s’agite, se désunit et marche plus vite.
La nuit tombe et l’obscurité rend plus difficile la lecture des événements.
Successivement, et dans le désordre, l’une des danseuses se met à pousser des cris stridents, exprimant une sorte de souffrance ou de peur, ou de colère même ; elle est soutenue et accompagnée d’autres danseuses, et se déshabille à moitié. Une vieille femme en noir la rejoint et simule un grand désordre. D’autres femmes, presque immobiles, se tiennent en arrière et lui prennent les bras lorsque les trépignements et les cris deviennent trop violents. Nous reconnaissons les « femmes tranquilles »…
Des danseurs en costume blanc, élégants et souples, brandissent tout à coup les attributs des hawkas (casques coloniaux ou casques de chantier, fouets) et viennent se frapper brutalement les jambes avec des nerfs de boeuf, en sautant et hurlant devant les spectateurs. Ont-ils mal ? Ils semblent insensibles aux flagellations qu’ils s’infligent… Pendant ce temps, la jeune femme déshabillée continue à pousser ses cris stridents.
Le « porteur » de Dongo s’effondre alors au sol en prenant une rigidité cataleptique, bavant et roulant des yeux blancs. A ses côtés des amis ou des parents lui prennent les épaulent et le veillent dans sa position de gisant. Il prend une voix grave et dense. La traduction relate un propos sur la « force », sur la « résistance », rien de très clair…
La musique ne cesse pas et les proférations criées sont désormais incompréhensibles. Le mouvement circulaire des danseurs est erratique, un peu dépassé par les déplacements des uns et des autres. Chaque personnage en transe est accompagné par des amis, qui le soutiennent et le retiennent lorsque ses mouvements deviennent brutaux et incontrôlables. Il est probable que les génies ont parlé : Dongo à coup sûr, le génie des Hawkas sans doute lorsque les jeunes gens habillés de blanc se sont fustigés à coups de nerfs de boeuf, et peut-être Moussa ou Kirey, incarnés par la jeune femme aux cris stridents.
Progressivement la cour est envahie par tous les participants qui se mettent à piétiner la poussière en sautillant sur place au rythme des calebasses. Cela tourne à la cacophonie et au désordre.
La nuit est désormais complète.
L’action se dilue, elle devient illisible.
Les danseurs qui ont connus les transes sont conduits à l’écart, se frottent le visage, semblent s’éveiller. Les joueurs de calebasses ralentissent un peu. De temps en temps ils s’abreuvent au seau posé à côté d’eux. La foule bouge et vaque. Les bavardages reprennent. Des cigarettes sont allumées ça et là ; on active les lampes à pétrole ; le rituel est consommé… »
Aucun signe ou indice particulier en arrivant à proximité de la concession où doit se dérouler le rituel de possession : l’inévitable poussière, des lambeaux de sacs en plastique chassés par le vent, un terrain vague d’herbes dures et de crams crams. Par-dessus le mur en banco, on entend seulement le rythme sec et sourd des calebasses, et le bruit d’une foule en mouvement, quelques cris et des sifflements joyeux. La porte d’accès est encombrée de jeunes, de curieux et c’est un va et vient incessant des visiteurs, d’amis et d’initiés, qui entrent et sortent, se congratulent et s’interpellent.
La cour de la concession est en pente légère. Dans la partie la plus plane se trouve un hangar de bois et de nattes de paille, le tanda, où sont installés trois « frappeurs » de calebasses et un joueur de godyé. Les spectateurs sont disposés autour, en arc de cercle, assis par terre ou sur des sièges sommaires en fil de nylon. Des vieux, de jeunes enfants, des mères de famille bavardes, des adolescents perchés sur le mur attendent tranquillement…Quelques femmes âgées apportent aux musiciens un seau d’eau fraîche, accompagné d’un grand pot en plastique bleu pour boire. Des paquets de cigarette sont dispersés tout autour sur les nattes.
Sur l’aire qui fait face au tanda, des hommes et des femmes commencent à danser, tantôt en ligne face aux musiciens, tantôt bondissant deux par deux dans des allers et retours vifs et spectaculaires. L’atmosphère est détendue, à la fête, les spectateurs et les danseurs s’amusent. Les enfants courent dans tous les sens. Le moment est agréable.
Nous sommes conduits auprès d’un vieillard aux yeux couverts d’un léger voile de cataracte. Il observe attentivement ce qui se passe, serre les mains de ceux qui le saluent avec respect, nous fait asseoir à ses côtés. Nous apprendrons plus tard qu’il s’agit de l’homme le plus âgé de l’assemblée. Ce n’est pas le zima, qui se révèlera être un homme grand, habillé d’un costume gris, coiffé d’une toque blanche et brodée, et parlant un peu le français.
D’autres participants vont et viennent, nous font remarquer que nous sommes en retard sur ce qui avait été prévu, mais nous accueillent avec bienveillance…Nous avions prévu d’arriver en début d’après-midi ; celle-ci touche à sa fin et l’enthousiasme initial s’est sans doute atténué progressivement. Peu importe, l’assemblée est bon enfant et heureuse de nous recevoir, les mères ont placé leurs nourrissons éberlués sur les genoux, une motocyclette traverse la cour, et les joueurs de calebasse gardent le rythme en frappant fort avec leurs baguettes et leurs doigts aux bagues retournées…
Les danses se ralentissent. On perçoit une sorte d’hésitation sur ce qui va suivre…Apparent désordre car chacun trace son chemin et installe peu à peu le décor.
Nous demandons à voir les « Holeys ». La question est large : « Comment demande-t-on aux génies de venir ? ». Silence prudent mais le regard du zima montre que la question est comprise…
L’usage est bien établi : quelques billets FCFA circulent, la demande formulée passe de l’un à l’autre, l’assemblée prend connaissance de notre attente et signifie une sorte d’accord tacite, les joueurs de calebasse redoublent de bruit en accélérant la cadence et en frappant fort.
Après un certain temps un homme apporte un petit flacon de parfum au vieillard qui nous a reçus. Ce dernier marmonne quelques phrases incompréhensibles au-dessus du flacon, en respire l’odeur et se lève pour projeter quelques gouttes au centre de l’aire de danse. Lorsqu’il rejoint sa chaise, un cercle d’hommes et de femmes (la plupart sont les danseurs qui s’amusaient lorsque nous sommes arrivés) se met en mouvement, formant un cercle imparfait devant nous, et se mettent à tourner tranquillement dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Pendant ce temps le zima s’accroupit à nos côtés, tenant dans ses mains une petite hache à manche de bois strié de lignes, au tranchant étroit, ornée d’une clochette de fer. Nous reconnaissons l’attribut de Dongo, « génie de la foudre et du tonnerre ». Le simple fait que nous mentionnions Dongo nous assimile aux participants, aux acteurs du rituel.
Le cercle des danseurs/marcheurs poursuit sa ronde.
Un joueur de calebasse (ils sont trois, c’est le joueur du centre qui mène le jeu) accentue encore le rythme, et se met à vociférer en interpellant les acteurs. Nous identifions à nouveau le nom de Dongo. Le zima, tenant la hache dans la main droite, se dresse et se met à agiter la clochette en invectivant à son tour les danseurs, qui tournent inlassablement en levant le bras droit, le poing fermé. A un moment le vieillard rejoint le centre du cercle, s’accroupit. Il dépose une calebasse à col étranglé et nous tourne le dos, mais son attitude nous fait penser qu’il prononce quelques mots au-dessus du sable, là avait été projetées les gouttes de parfum.
Cette situation dure un assez long moment. Jusqu’à croire que l’annonce de la venue des « génies » n’est qu’une forme de politesse destinée à nous satisfaire... Les musiciens ne faiblissent pas. La lumière décline ; le crépuscule est toujours rapide ici… Les incantations se maintiennent sur un rythme soutenu, et sont de plus en plus « hurlées » aux danseurs. Le zima agite sa hache et sa clochette. La cour est encombrée de spectateurs, qui circulent de groupe en groupe et commentent à voix haute. Une certaine tension est perceptible, les spectateurs se resserrent.
A un moment, le porteur de « Dongo » se met déglutir bruyamment, portant sa salive au bord des lèvres, en gouttes épaisses, tout en continuant à harceler les danseurs. Le musicien-crieur redouble d’efforts, le cercle des danseurs s’agite, se désunit et marche plus vite.
La nuit tombe et l’obscurité rend plus difficile la lecture des événements.
Successivement, et dans le désordre, l’une des danseuses se met à pousser des cris stridents, exprimant une sorte de souffrance ou de peur, ou de colère même ; elle est soutenue et accompagnée d’autres danseuses, et se déshabille à moitié. Une vieille femme en noir la rejoint et simule un grand désordre. D’autres femmes, presque immobiles, se tiennent en arrière et lui prennent les bras lorsque les trépignements et les cris deviennent trop violents. Nous reconnaissons les « femmes tranquilles »…
Des danseurs en costume blanc, élégants et souples, brandissent tout à coup les attributs des hawkas (casques coloniaux ou casques de chantier, fouets) et viennent se frapper brutalement les jambes avec des nerfs de boeuf, en sautant et hurlant devant les spectateurs. Ont-ils mal ? Ils semblent insensibles aux flagellations qu’ils s’infligent… Pendant ce temps, la jeune femme déshabillée continue à pousser ses cris stridents.
Le « porteur » de Dongo s’effondre alors au sol en prenant une rigidité cataleptique, bavant et roulant des yeux blancs. A ses côtés des amis ou des parents lui prennent les épaulent et le veillent dans sa position de gisant. Il prend une voix grave et dense. La traduction relate un propos sur la « force », sur la « résistance », rien de très clair…
La musique ne cesse pas et les proférations criées sont désormais incompréhensibles. Le mouvement circulaire des danseurs est erratique, un peu dépassé par les déplacements des uns et des autres. Chaque personnage en transe est accompagné par des amis, qui le soutiennent et le retiennent lorsque ses mouvements deviennent brutaux et incontrôlables. Il est probable que les génies ont parlé : Dongo à coup sûr, le génie des Hawkas sans doute lorsque les jeunes gens habillés de blanc se sont fustigés à coups de nerfs de boeuf, et peut-être Moussa ou Kirey, incarnés par la jeune femme aux cris stridents.
Progressivement la cour est envahie par tous les participants qui se mettent à piétiner la poussière en sautillant sur place au rythme des calebasses. Cela tourne à la cacophonie et au désordre.
La nuit est désormais complète.
L’action se dilue, elle devient illisible.
Les danseurs qui ont connus les transes sont conduits à l’écart, se frottent le visage, semblent s’éveiller. Les joueurs de calebasses ralentissent un peu. De temps en temps ils s’abreuvent au seau posé à côté d’eux. La foule bouge et vaque. Les bavardages reprennent. Des cigarettes sont allumées ça et là ; on active les lampes à pétrole ; le rituel est consommé… »
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